Les victimes d’agressions sexuelles pendant leur enfance sont toujours plus nombreuses qu’on l’imagine. Malgré une forte incitation apparue ces dernières années, il est toujours très difficile pour les victimes de parler de ce qu’elles ont vécu d’autant que les mécanismes de blocage, conscients et inconscients, sont puissants. C’est ainsi que beaucoup parviennent à l’âge adulte en gardant ce fardeau au fond d’eux-mêmes, souvent au prix d’une construction altérée de leur personnalité. Cette plaie profonde du traumatisme de l’enfance va persister tout au long de la vie, sans jamais cicatriser. Elle sera responsable de troubles de la personnalité, d’angoisses, d’anxiété, de difficultés relationnelles, voire de véritables pathologies psychiatriques. J’ai rencontré, un jour dans un EHPAD, une femme de 85 ans qui, pour la première fois de sa vie, a osé me parler du viol qu’elle avait subi dans son enfance par son père. Sa vie n’a été qu’une longue suite de dépressions ponctuées par des tentatives de suicides. Enfin, elle se libérait et exprimait sa souffrance. Bien sûr c’était très tard, mais cela lui a sans doute permis d’attendre la mort avec sérénité. J’ai eu la possibilité de la revoir plusieurs fois ensuite et, au grand étonnement des soignants, elle manifestait une certaine gaité qu’elle n’avait jamais eu auparavant.
Faut-il que ces traumatismes de l’enfance restent cachés et gâchent toute la vie d’adulte à venir ? Bien sûr on évoque la peur de ne pas être cru, la honte, le regard des autres et surtout celui des familles, la peur de porter plainte, et bien d’autres raisons pour ne pas parler.
Comment raconter qu’on a été soumis à la volonté d’un adulte qui nous a dominé ? Et comment supporter parfois, lorsqu’on a osé enfin dire ce qui s’est passé, le regard, le mépris voire l’opposition de ceux à qui on s’est confié et dont on espérait qu’ils pourraient nous aider. Il y a ceux qui refusent de croire, ceux qui pensent que la folie vous anime, ceux qui pensent que vous voulez détruire la belle harmonie familiale.
Oui, parler est difficile pour de nombreuses raisons évoquées plus haut mais aussi parce que qu’on a peur d’être accusé de mensonge, d’affabulation ou parce qu’on craint de faire de la peine en révélant la face caché d’un individu apprécier de son entourage. Cela revient à dire : il m’a fait ça et donc c’est un pédo-criminel (terme préférable à celui de pédophile). Or, c’est bien connu, les criminels sont toujours dans d’autres familles que la nôtre !
La souffrance des victimes ne s’arrête pas lorsque l’agression s’arrête. Elle dure au fil des années et continue son travail de sape d’autant plus qu’il faut parfois revoir l’agresseur parce qu’il est membre de la famille ou un « ami ». Et même si ce rappel de la souffrance n’existe pas, il reste la mémoire qui ne s’efface jamais.
Le temps passe et il devient de plus en plus difficile de parler. Puis, pour ceux qui auraient éventuellement eu envie d’aller en justice, tombe le couperet de la prescription. Pourtant le législateur, conscient de cette difficulté, a allongé les délais de prescription pour ce type de crime mais c’est encore insuffisant. Certains proposent l’absence totale de prescription mais est-ce une solution quand, je l’avais évoqué dans le blog précédent, se pose déjà le problème des preuves.
La psychanalyse ne permettra jamais la sanction du pédo-criminel. Elle ne saurait non plus lui trouver des circonstances atténuantes qui affaibliraient la gravité de l’acte. Répétons-le, la psychanalyse est là pour aider les victimes à trouver une porte de sortie à leurs souffrances.
En psychanalyse, il n’y a pas de prescription et le secret reste gardé, partagé entre le patient et le praticien qui ne révèlera jamais ce qu’il a appris de la bouche de son patient.
Il y a gravé dans la mémoire de ces victimes, les images, les gestes, les mots, les lieux, les circonstances et bien d’autres choses rappelant les évènements passés, qui vont perturber leur vie. Mais il y a aussi, enfoui au fond de l’inconscient, des souvenirs encore plus perturbateurs qu’il va falloir faire apparaitre afin que le patient, ayant pris conscience de leur rôle, puisse enfin s’en libérer. C’est un travail difficile et parfois long qui peut même être de temps en temps douloureux parce qu’il fait resurgir des choses qu’on aurait voulu oublier. Mais il faut savoir que l’oubli, en réalité, n’existe pas. Les souvenirs traumatisants se cachent au sein de l’inconscient et continuent à faire souffrir comme un ennemi masqué qu’il va falloir débusquer et exposer au grand jour. Quand on sait ce qu’on combat on peut gagner. C’est là que réside la mission du psychanalyste : aider le patient à découvrir les traumatismes inconscients et à les articuler avec les souvenirs conscients afin de les combattre et trouver les solutions permettant d’abolir leurs effets négatifs. Savoir ce qui fait mal est déjà un premier pas vers la victoire.
Beaucoup de gens pensent que l’inceste, les agressions sexuelles de l’enfance sont faciles à surmonter : c’est de l’histoire ancienne, aujourd’hui c’est fini, il n’y a qu’à ne plus y penser, puisqu’aujourd’hui il n’y a plus de danger. Si vous pensez cela, réfléchissez à ce que peut penser une personne handicapée après un accident ou une maladie. Même si elle donne l’impression d’avoir « intégré » son handicap et donne l’impression d’être épanouie, croyez-vous qu’il n’ a y pas de souffrance ?
Pour terminer, je voudrais vous raconter une histoire. Un jour, j’ai reçu un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, qui venait consulter parce que, très timide, il avait du mal à s’intégrer aux autres, se sentait mal dans sa peau (il était obèse), se trouvait différent des gens « normaux ». Nous avons commencé à travailler et, au fil de temps, il a fini par me parler de l’inceste qu’il avait subi dans son enfance. Évidemment, le réel motif de son « mal-être » était là. Il aura fallu de nombreuses séances pour dérouler le fil de son histoire et lui permettre d’aller mieux. Je n’en dirai pas plus sur lui mais, il se trouve que, plusieurs années plus tard, je l’ai croisé par hasard dans la rue. Il marchait, l’air heureux, au bras d’une jeune femme poussant une poussette. Il avait considérablement maigri. Il était bien entendu hors de question que je l’aborde, mais lui m’a aperçu et s’est contenté d’un léger sourire et d’un clin d’œil. C’est certainement la plus belle récompense que j’ai reçue pour mon travail.